La prolétarisation du designer dans une société automatisée

La relation du designer et son outil est le théâtre de nombreux conflits au cours de l’histoire de l’évolution technique. De la révolution industrielle et l’avénement des machines à la société automatisée par les algorithmes, il est intéressant de remettre en perspective cette relation.

L’évolution technique

L’évolution de la technique des outils ont longtemps été source d’optimisme. Cette évolution se développait avec des améliorations qui ne suscitaient aucun grand bouleversement. Elles perfectionnaient les résultats de la fabrication tout en autorisant la conservation des habitudes de travail précédentes. En gardant les gestes de son apprentissage et en échangeant son vieil outil contre un nouveau, l’homme se ressentait plus habile, plus rapide et plus précis. Alors que le XVIIIe siècle fut une époque de développement important des outils et des instruments qui jouissent des découvertes mécaniques du siècle précédent, c’est à partir du XIXe siècle, dans un contexte industriel, que l’évolution des objets techniques se métamorphose. La machine à vapeur remplace le cheval, prêtant à l’homme sa puissance et sa vitesse. Les objets techniques deviennent des individus techniques à part entière, puis quand ils commencent à remplacer l’homme, une frustration inédite émerge. Symbole du progrès technique, c’est les métiers à tisser automatiques qui sont détruits lors d’émeutes des ouvriers. D’après Gilbert Simondon, philosophe français du XXe siècle, le progrès du XVIIIe siècle laissait intact l’individu humain qui demeurait encore individu technique et porteur d’outils. Le progrès du XIXe siècle n’est plus perçu par les hommes de la même manière puisqu’il n’est plus centralisé par lui comme centre de commande et de perception. Simondon écrit ainsi dans son livre Du mode d’existence des objets techniques :

« L’individu devient seulement spectateur des résultats du fonctionnement des machines. »

Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, 26 octobre 2016, édition Aubier, collection philosophie, p.163

« […] si l’homme ressent souvent une frustration devant la machine, c’est parce que la machine le remplace fonctionnellement en tant qu’individu : la machine remplace l’homme porteur d’outils. »

Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, 26 octobre 2016, édition Aubier, collection philosophie, p.97

Une première fracture se créé alors entre l’homme et les objets techniques. Le progrès devient signe d’angoisse, à commencer par les ouvriers qui se sente attaqués et évincés. Il n’est plus pensé par les artisans, mais par les scientifiques et les intellectuelles de manière abstraite en vu d’un résultat d’ensemble. Le technocratisme s’empare du progrès, l’homme qui le pense n’est plus le même qui travaille. Le progrès technique est vu par ces intellectuelles comme un moyen de l’homme de posséder et contrôler la nature. Cédric Durand explique ce phénomène ainsi dans son livrre Techno-féodalisme, Critique de l’économie numérique :

« La qualité du travail requiert que s’y déploie la dynamique des énergies subjectives individuelles et collectives. Ce n’est qu’à condition de pouvoir exercer une influence sur l’organisation de leur activité professionnelle et se reconnaître dans ses finalités que les individus peuvent éprouver de la satisfaction dans leur travail. »

Cédric Durand, Techno-féodalisme, Critique de l’économie numérique, 2020, p61

La prolétarisation, source d’alliénation

Ce chamboulement engendre la production d’une nouvelle forme d’aliénation saisie notamment par le marxisme. Ce courant de pensée politique, sociologique et économique établit à partir des écrits du célèbre Karl Marx, philosophe allemand du XIXe siècle, fait une lecture de l’histoire sous le regard des luttes des classes. Selon Marx, cette aliénation serait due au rapport de propriété ou de non-propriété entre les travailleurs et les instruments de travail. C’est ce qu’il appelle la prolétarisation.

« D’une manière générale, la prolétarisation est ce qui consiste à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser). »

définition prolétarisation : art industrialis

Simondon considère que ce rapport ne peut tout justifier et qu’il existe un lien plus profond. Pour lui, que ce soit l’ouvrier ou le patron industriel, ils manquent tous la véritable relation nécessaire à l’objet technique.

« L’aliénation de l’homme par le rapport à la machine n’a pas seulement un sens économico-social; elle a aussi un sens psycho-physiologique. »

Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, 26 octobre 2016, édition Aubier, collection philosophie, p.165

L’aliénation puise sa source de l’incapacité de l’homme à s’individuer avec ces nouvelles formes d’objets techniques. En science sociale, l’individualisation consiste en un processus pour un individu à s’approprier sa vie et ne dépendre que de ce qui lui semble juste. L’apprentissage par lequel un homme se forme à travers différents gestes qui lui permettent de maîtriser ses outils conduit l’homme à s’individualiser techniquement. Vincent Bontems, philosophe des sciences et des techniques, membre du Larsim (laboratoire de recherche sur les sciences de la matière) précise la pensée simondonienne lors d’une conférence pendant l’éditions 2017 des 10h de l’éthique :

« Maintenant, on a le même risque, le même processus avec ce qui est du travail intellectuel, avec le travail de décision, de création. Nous voyons maintenant des robots, des intelligences artificielles qui passent au centre des opérations techniques et les humains sont rejetés à la périphérie. »

Bontems Vincent, conférence 10h de l’éthique, 9 octobre 2017, l’Espace éthique/IDF

Pour lui, le travail de Simondon est de dé-anthropomorphiser ce problème de la machine afin que les gens comprennent que le nouveau rôle que l’homme doit occuper, n’est pas un rôle de rivalité face à celle-ci. Né à vienne en 1926 et mort en 2002 à Brême en Allemagne, Ivan Illich, penseur et philosophe Authichien caractérisé par le contexte historique des années 60 et de sa critique radicale de l’ordre capitaliste et ses institutions, rédige son livre La convivialité en dressant aussi le constat d’une société en crise. Pour lui la raison de cette crise prend ses racines dans l’échec de l’entreprise moderne à substituer la machine à l’homme. Durant le XXe siècle, l’humanité a tenté de remplacer l’esclave par l’outil sans s’attendre à que ce soit l’outil qui fasse de l’homme son esclave. 

« Ce projet a fini par se transformer en un « procès d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur. »

Illich Ivan, La Convivialité, édition Points, collection points essai, 28 août 2014, p.26

La société automatique

Autre penseur et philosophe inspiré notamment par les études de Simondon sur l’objet technique, Bernard Stiegler écrit de nombreux ouvrages de philosophie et actionne sa recherche autour des nouvelles technologies numériques et de leurs relations avec l’homme dans un contexte de société ultra-libérale. Docteur de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, directeur et fondateur de l’Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Georges Pompidou, professeur dans plusieurs écoles comme l’Université de Londres, il est fondateur de l’association de réflexion philosophique Art Industrialis. Son dernier ouvrage, La société automatique débute avec un constat saisissant de notre société dévoilé par le journal Le Soir à Bruxelle le 19 juillet 2014 : Selon l’Institut Bruegel, d’ici « une à deux décennies », 50% des emplois de Belgique disparaîtrait. Le plus inédit dans cette enquête, c’est que cette disparition ne toucherait plus uniquement les métiers manuels comme il fut le cas depuis aujourd’hui. La raison de cette destruction de l’emploi prend ses racines dans l’automatisation de notre société par les machines. D’ailleurs le 13 mars 2014, Bill Gates déclarait aussi qu’avec la généralisation des robots et algorithmes, l’emploie allait profondément réduire lors des prochaines années. 

Dans un second temps, l’infrastructure numérique évolue vers une société de l’hypercontrôle qui puise son pouvoir sur un système de trace, appelé aussi « big data ». À partir de notre smartphone ou d’autres équipements domestiques comme la télévision connecté, nous produisons des données personnelles qui ne nous appartiennent pas et qui alimentent un capitalisme 24/7 et une gouvernementalité algorithmique qui accélère la destruction consumériste du monde. Les réseaux numériques dit « sociaux » récoltent de nombreuses données sur leurs utilisateurs en les soumettant à des protocoles, comme donner son prénom et nom, sa localisation ou d’autres informations plus intimes. Les utilisateurs acceptent de dévoiler ses informations puisqu’ils sont attirés par l’effet de réseau. Ce système permet de susciter la production et l’auto-captation par les individus de ces données, puis d’intervenir en retour quasi immédiat sur les attentes et les comportements personnels des utilisateurs. C’est-à-dire qu’il devient possible de prédire et téléguider ses actions, on parle ici de personnalisation du réseau. Par exemple, Netflix, service de films et séries en ligne, dévoilait il y a peu, comment son algorithme modifiait les images de promotion de ses produits à l’intérieur de chaque compte d’utilisateur, selon son profil. 

Le 23 juin 2008, Chris Anderson, journaliste américain, fait le bilan de son analyse sur le modèle d’affaire de Google et en conclus qu’avec la puissance de calcul des big data, mesurant des milliards de données analysables, google n’a plus nécessairement besoin de théories ou de théoriciens. Par l’intermédiaire des algorithmes, les mathématiciens se substituent aux spécialistes de leur domaine. Ainsi pour Google, il n’est plus nécessaire de savoir si une page internet est meilleure qu’une autre, il suffit de lire les statistiques. D’autre part, Google est capable de traduire de nombreuses langues comme le chinois alors qu’aucun employé qui travaille sur la conception du traducteur, ne le parle. Ce qui est le plus tragique avec ce « savoir automatique » (Concept de Bernard Stiegler qui désigne l’automatisme des algorithmes qui exploitent les bases de données de Google), c’est qu’il n’y a plus besoin de penser. Comme si, la pensée s’était prolétarisé d’elle-même. Comment fonctionne Google ? S’il est capable par exemple de corriger les mots de votre recherche, c’est qu’il effectue des observations sur un grand nombre de données afin de créer une synchronisation statistique. En poursuivant la théorie simondonienne, Bernard Stiegler propose une nouvelle définition du mot prolétaire en rapprochant la perte de savoir-faire des ouvriers à la perte de savoir-vivre des consommateurs que nous sommes devenus à l’ère numérique. Le consommateur ne produit plus ses propres pulsions de désirs, c’est le marketing qui le lui impose. En même temps, il alerte des dangers d’une société automatisée par les algorithmes puisque les métiers jusqu’ici épargnés par la machine ne seront bientôt plus en sécurité. Qu’en est-il du métier de designer ? Comment le graphiste doit-il se positionner face à cet avenir ?

Dans le paysage informatique, les logiciels de réalisation de contenus créatifs assistés par ordinateur sont devenus incontournables pour les designers graphiques professionnels. La profession peine à se passer de ces outils, notamment les produits commercialisés par l’entreprise Adobe Systems, leader sur le marché des logiciels créatifs. On trouve par exemple ces trois logiciels sur quasiment tous les postes informatiques de graphistes : Photoshop, logiciel de retouche et traitement d’images, Illustrator, logiciel de création graphique vectorielle et enfin InDesign, logiciel de publication assisté par ordinateur. Il est certain qu’ils sont d’une grande qualité tant ils offrent de nombreux outils à leur utilisateur. Cependant on est en position de se demander ce qu’advient donc de la création quand les graphistes utilisent tous les mêmes logiciels. Le métier est face à une standardisation alors que pourtant la profusion des styles n’a jamais été aussi importante. Anthony Masure rappelle d’ailleurs l’argument de Frank Adebiaye, comptable et typographe, qu’il est frappant de constater que :

« la diversité logicielle est plus grande dans le domaine de la comptabilité que dans le design graphique. »

Masure Anthony, Design et humanités numériques, édition B42, collection Esthétique des données, 09 novembre 2017, p.69

Nouveau service depuis 2011, Adobe propose ses logiciels mis à jour et accessibles en ligne pour la suscription à un abonnement mensuel. Ainsi l’outil de travail n’appartient plus désormais aux graphistes. Le 26 mai 2015, Nicolas Taffin, concepteur graphique et designer d’application alertait les siens à ce sujet sur son blog :

« Le péché mortel des designers graphiques pourrait bien être cette ignorance, celle qui les mène doucement sur la voie de la prolétarisation. Car c’est le moment ou l’outil n’est plus la propriété de l’artisan qu’il devient ouvrier. »

Nicolas Taffin, La vie n’est pas une « Creative Suite », op. cit.

par Julien Roussel

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