Le design génératif : concevoir un protocole plutôt qu’un résultat

Le « design génératif » reste encore aujourd’hui une notion floue pour beaucoup de designer. Entre inquiétude et émerveillement, il sera question ici de retourner à sa définition la plus originelle possible et d’observer ses racines dans le passé. Cette réflexion permettra d’analyser son processus créatif, c’est-à-dire concevoir un protocole plutôt qu’un résultat.

Qu’est-ce que le « design génératif » ?

Pour faire simple, c’est une méthode de travail qui favorise la pré-conception de processus destinés à générer des formes ou objets dont on détermine le comportement. Concrètement, au lieu de produire ces formes ou ces objets directement, on choisit de créer une étape en amont. Tout le sens du « design génératif » est d’approfondir cette idée de séparer la conceptualisation du design et sa réalisation. Et bien avant son émergence, d’autres artistes avaient déjà expérimenté ces concepts. Le contexte industriel du XIXe a participé à l’apparition de nouveaux modes de production tels que la division du travail. Ces pratiques modernes ont inspiré les artistes vers de nouvelles manières de produire.

Quelques œuvres marquantes

Dès 1954, l’artiste suisse Jean Tinguely débute la série des Méta Matics. Ces sculptures sont des genres de machine mécanique couplée à un moteur électrique conçu pour produire des tracés sur une feuille de papier à l’aide d’un bras dessinateur. Celui-ci est tiré à l’aide de câble et de poulie. Étant exposées sous cette forme et en plein mouvement, Jean Tinguely nous donne à voir plusieurs choses comme une oeuvre unique : la machine qu’il a réalisée, l’opération qu’elle entreprend et le dessin qu’elle est capable de générer. Il est possible d’y voir là les trois étapes d’un projet de design génératif : la conception d’une machine ou d’un protocole, son comportement et enfin son produit final. Issu d’un mouvement presque chaotique de différents axes rotatifs, le résultat sur le papier est encore très aléatoire. Nous sommes encore loin de la précision des protocoles algorithmiques du design génératif.

Oeuvre Metamatics réalisé par Jean Tinguely, photo de Philippe Migeat
© Adagp, Paris Crédit photographique : © Philippe Migeat – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP Réf. image : 4R05857 [1992 CX 0312] Diffusion image : l’Agence Photo de la RMN

À partir de 1947, Jackson Pollock, célèbre peintre américain, se consacre à l’abstraction par une méthode de projection de peinture sur des toiles. En suspendant un récipient dans lequel il a préalablement percé des trous et versé de la peinture, il fait balancer le pot et génère des traces indirectement.

En amont, la conceptualisation d’une œuvre

Avec une approche plus algorithmique, on retrouve l’artiste célèbre pour sa défense de la conceptualisation d’une l’oeuvre par-dessus tout : Sol LeWitt, né en 1928 à Hartford, est un artiste américain célèbre pour son appartenance au mouvement conceptuel et minimaliste. Ses oeuvres et ses différents écrits font de lui un théoricien influent de l’art contemporain. Dès la fin des années 1960, il produit une série d’oeuvres, les wall drawingse, directement réalisé sur les murs des lieux d’expositions, qu’il imagine par l’intermédiaire de processus mentaux – thought process. Cette méthode de travail lui permet, pour la grande majorité de ces oeuvres, d’être effectuées par des assistants. C’est une de ses convictions les plus importantes, l’idée prime sur la réalisation :

« All intervening steps, scribbles, sketches, drawings, failed work models, studies thoughts, conversations, are of interest. Those that show the thought process of the artist are sometimes more interesting than the final product. »

LeWitt Sol « Paragraphs on Conceptual Art », Artforum Vol.5, no. 10, Summer 1967, pp. 79-83

À noter que Sol LeWitt est tout à fait conscient que l’oeuvre ne sera pas nécessairement parfaitement comme il l’imagine, puisqu’il laisse quelques libertés aux mains qui réaliseront l’oeuvre. Il explique qu’une fois l’idée de l’artiste est définie, il peut exister des conséquences imprévisibles qui entraînent de nouvelles variantes de l’oeuvre.

« Once the idea of the piece is established in the artist’s mind and the final form is decided, the process is carried out blindly. There are many side-effects that the artist cannot imagine. These may be used as ideas for new works. The process is mechanical and should not be tampered with. It should run its course. ».

LeWitt Sol Extrait de « Sentences on conceptual art », Art-language, vol 1 n°1, mai 1969

Cette volonté de lâcher prise la réalisation témoigne de la métamorphose de la définition de l’auteur et de la création. Alors que les oeuvres de Sol LeWitt sont participatives et qu’elles sont vouées à changer de forme en fonction de ses participants, il est clair que l’objectif de l’art (conceptuel) n’est plus de créer, mais d’imaginer un concept. Lors de l’exposition au centre Pompidou-Metz en 2013, le Wall Drawing #2. Drawing Series II (A) est composé à la fois de l’oeuvre et du système qui a permis sa réalisation. Sol LeWitt portait une forte attention à que le spectateur soit capable de comprendre comment l’oeuvre était construite. Sol LeWitt écrit sur l’art conceptuel :

« I will refer to the kind of art in which I am involved as conceptual art. In conceptual art the idea or concept is the most important aspect of the work. When an artist uses a conceptual form of art, it means that all of the planning and decisions are made beforehand and the execution is a perfunctory affair. The idea becomes a machine that makes the art. This kind of art is not theoretical or illustrative of theories; it is intuitive, it is involved with all types of mental processes and it is purposeless. It is usually free from the dependence on the skill of the artist as a craftsman. »

LeWitt Sol « Paragraphs on Conceptual Art » (Artforum vol.5 n°10, juin 1967)

Un livre protocolaire

Aujourd’hui l’idée d’une recherche créative qui sépare conception et réalisation fait écho dans les travaux du studio Moniker basé à Amsterdam. À la base d’originaux projets créatifs qui mêlent création algorithmique et oeuvre participative, il publie en 2011 son manifeste, Conditional Design, co-écrit par Luna Maurer, Edo paulus, Jonathan Puckey et Roel Wouters. Leur intérêt pour les nouvelles technologies et la création graphique autour de procédure y est décrite.

L’objectif d’un « design conditionné » est « de permettre à autrui de réaliser un projet en perdant, en partie, le contrôle sur la production finale. »

Maurer Luna étapes: 220: Design graphique & Culture visuelle, int. par Stéphane Buellet, p.180

Ce manifeste soutient un travail qui se concentre sur le processus plutôt que sur le produit. Les contraintes encadrent le processus et stimulent la créativité autour des limites. Ce manifeste est accompagné de dix ateliers graphiques à réaliser en groupe en suivant des instructions variées. Munis d’une grande feuille blanche et de plusieurs feutres de couleurs différentes, deux à quatres personnes peuvent s’amuser à créer en jouant avec les limites d’un projet protocolaire et les interactions humaines qu’il engendre.

par Julien Roussel

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